Par Kmar Ben Néfissa
Étienne Burnet (Maurupt-le-Montois : 1873 – Tunis : 1960) est un enfant du pays lorsqu’il prend la direction de l’Institut Pasteur de Tunis à la mort de Charles Nicolle en 1936. Il y a séjourné avec sa femme russe, Lydia, de 1920 à 1928. Il est déjà propriétaire d’une villa dans le quartier de Mutuelleville, au numéro 16 de la rue qui porte aujourd’hui son nom. Parmi les événements marquants qui ont jalonné sa longue vie d’érudit, celui d’avoir été la cible de la Main rouge[i].
L’après-midi du 2 mai 1955, il est agressé à coup de gourdin chez lui par trois jeunes Français qui le laissent pour mort, le crâne fracassé dans la pièce qui lui tient de bureau. Quelle dangerosité pouvait représenter un vieillard de 82 ans qui menait une vie discrète entre Tunis et Hammamet, se consacrant entièrement à la traduction et aux commentaires d’œuvres anciennes ? On pense de prime abord à un crime crapuleux de cambrioleurs pris la main dans le sac. À l’époque des faits, le couple Burnet vit chichement, privé le plus légalement du monde d’une pension de retraite pourtant méritée.
L’attentat paraît a posteriori démesuré et anachronique. Les accords d’autonomie interne étaient sur le point d’être signés en juin de la même année. Pour tout engagement politique connu, Étienne Burnet faisait partie d’un groupe d’amitié à caractère pacifiste favorable à l’indépendance dans le cadre de relations privilégiées avec la France. Ce qui paraît politiquement correct. En tant que grand commis de l’État, il a porté des projets parfois dérangeants pour une administration coloniale pléthorique, mue par sa force d’inertie. Il s’est retrouvé ainsi sur des lignes de revendications nationalistes comme pour ce qui est de la question de l’indépendance institutionnelle de l’Institut Pasteur. Ce tempérament quelque peu trublion suffit-il à justifier le geste odieux de la Main rouge ? S’agissait-il d’un véritable complot ou bien d’un acte isolé ?
Dès 1943, Étienne Burnet disait craindre pour sa vie. En 1947, dans un texte solennel intitulé « Testament », il revient sur les graves griefs dont il a été l’objet pendant la Seconde Guerre mondiale, pour avoir été accusé tantôt de gaullisme anti-vichy, tantôt de collaborationniste. Ces incriminations, qu’il soupçonne d’être des manœuvres de collègues envieux et malintentionnés, ont fini par le faire passer devant le tribunal de la Résistance d’Alger. Le climat délétère régnant, à l’époque, à l’Institut Pasteur de Tunis était-il si immoral pour que sa liquidation physique fût commanditée 12 ans après qu’il eut quitté ses fonctions ?
Une autre hypothèse m’a été suggérée par Hichem Kacem, essayiste-éditeur, qui connait bien les dessous du protectorat français en Tunisie[ii]. Elle nous mène vers la sphère privée et psychique, question à laquelle les services de renseignements français ont toujours porté une attention ouvertement indiscrète. La relation de confiance que le couple Burnet entretenait avec la famille de feu Tahar Ben Ammar, l’homme du traité d’autonomie et de celui de l’indépendance de la Tunisie, aurait-elle été si gênante pour le lobby colonial ? Tahar Ben Ammar (1889-1985) est aussi un homme politique modéré connu pour son aptitude à la négociation. Pris un à un, aucun des deux hommes ne pouvait représenter une menace immédiate pour l’équilibre politico-social en gestation que la France cherchait à imposer. Ce serait leur association qui aurait, à l’évidence, été jugée détonante. Malencontreusement, en cherchant des traces de poudre de dynamite dans la biographie de si Chedly Ben Ammar consacrée à son père, on ne retrouve aucune évocation d’Étienne Burnet[iii] ! Sauf au cours de l’année 1958, quand l’épisode diffamant des bijoux du Bey soi-disant cachés par si Tahar et sa femme a éclaté. À travers la lettre de soutien d’Étienne Burnet, reproduite intégralement dans le livre, le lecteur peut noter la sincérité incontestable du propos, témoin d’une amitié profonde et non d’un quelconque démarchage protocolaire.
Que sait-on de cette amitié discrète ?
Elle est ancienne. Elle date de 1928 au plus, année du départ de Tawhida Ben Cheikh à Paris pour entreprendre des études de médecine. Tawhida est la fille de Hallouma, la grande sœur de Tahar Ben Ammar, jeune veuve à l’époque. Étienne Burnet a encouragé la première bachelière tunisienne à poursuivre ce cursus particulier en facilitant son inscription, en tant que musulmane, à la faculté des sciences à la Sorbonne et en veillant au bon déroulement de ses études. L’affaire devient inédite lorsque la nouvelle diplômée ne s’est pas contentée d’aller chercher la « science, même en Chine », mais va faire de la médecine son métier. En effet, les deux premières musulmanes diplômées en médecine d’une faculté européenne, une Turque et une Égyptienne, avaient en commun leur appartenance à la grande aristocratie lettrée, mais aussi le fait de n’avoir pas exercé – ou si peu – dans leur société d’origine respective. Ce que la fille de Halfaouine a fait en Tunisie toute sa vie. En 1936, la posture est transgressive, révolutionnaire en regard d’une société patriarcale sclérosée encore marquée par le sort malheureux réservé à Tahar Hadad quelques années plus tôt, coupable d’avoir publié une réflexion critique sur la condition des musulmanes. Cette épopée médicale féminine n’aurait pu se faire sans un alignement d’étoiles : l’adhésion sans faille de la mère Hallouma, le parapluie protecteur du tuteur biologique, Tahar Ben Ammar, homme politique d’autorité et, bien sûr, celui d’Étienne Burnet, homme de sciences de renom. À cela, il convient d’ajouter l’appui des familles de féministes en cours d’organisation : les B’chira Ben M’rad, les Menchari, et autres militantes qui vont viabiliser le projet en fournissant à la première femme médecin du monde arabe une patientèle d’enfants et de femmes. Dès lors, on peut concevoir en quoi la relation liant Étienne Burnet et Tahar Ben Ammar pouvait être perçue comme dérangeante. C’est une amitié agissante, efficace, révolutionnaire entre deux hommes connus pour leur modération.
Exception faite de leur origine rurale, rien de commun entre l’éducation livresque et académique de l’agrégé de philosophie, devenu médecin biologiste, et l’homme de terrain, agriculteur pragmatique forgé par l’expérience et les enseignements du grand-père. Celui-ci, probablement de la génération de l’émir Abdelkader, avait une graine révolutionnaire pour avoir été tout simplement ouvert au progrès et, ce faisant, à l’esprit critique. Chef d’une tribu itinérante d’éleveurs de bétail, ce patriarche aux penchants novateurs brassait de l’argent, mais aussi des idées dans ses traversées des bleds et des frontières. Une fois sédentarisé et prospère, il a transmis cette même graine à ses enfants, y compris à l’aînée Hallouma, qui a reçu une éducation religieuse approfondie. Il a inscrit son fils Tahar à l’école des Roumi et, dès 1907, l’a envoyé en éclaireur à Paris alors qu’il n’avait pas 20 ans. La belle prestance du jeune homme, sa maîtrise de la langue de Molière et son éducation ouverte aux arts et aux sciences vont faciliter son intégration dans les cercles influents de la capitale parisienne favorisant sa rencontre avec le petit-fils de l’émir Abdelkader et… possiblement avec Étienne Burnet.
Dans une équation scientifique d’historien, l’éventualité d’un premier contact entre les deux hommes aux alentours de 1910 ne peut être exclue, même si jusqu’à ce jour il n’y a aucune trace écrite venant l’appuyer. En effet, à la Belle Époque, Étienne Burnet était un mondain qui fréquentait les salons en vue, y compris un salon avant-gardiste célèbre qui accueillait de jeunes talents, dont le futur président de la République, des ambassadeurs, dont celui des États-Unis, ainsi que de jeunes indigènes lettrés venus des colonies.
Dans une autre configuration tout aussi vraisemblable, cette première rencontre aurait pu avoir lieu en juin 1919, au moment où le groupe de nationalistes dirigé par Tahar Ben Ammar se rendit à Paris pour défendre la cause tunisienne au sommet de Versailles. Dans ces années d’après-guerre, Étienne Burnet était devenu un homme d’influence. Il venait de rencontrer le président Wilson aux USA, dans le cadre de la mission Reinach, et il était un ami de longue date d’André Tardieu, le bras droit de Clémenceau, l’homme clé de la conférence de Versailles.
Étienne Burnet est humaniste d’une tradition familiale laïque et républicaine de gauche. Il a un carnet d’adresses imposant, enrichi par son passage à la SDN en tant qu’expert des épidémies entre 1928 et 1936. Il est attaché à la Tunisie, « la chair de ma chair », disait-il. Sa promiscuité avec Tahar Ben Ammar l’amène à faire bénéficier les Destouriens et les nationalistes du FLN de ses relations métropolitaines et internationales. Son soutien discret et actif à la cause anticolonialiste est certain. Elle explique l’attitude reconnaissante du jeune gouvernement tunisien lorsqu’il lui rétablit son droit à la pension de retraite en 1955 puis ordonne, après sa mort, le 20 décembre 1960, de déplacer sa sépulture du cimetière chrétien de Bab El Khadra aux jardins de l’Institut Pasteur de Tunis. Tahar Ben Ammar, en disgrâce, est absent de la délégation officielle aux deux cérémonies funéraires.
On ne peut clore cette réflexion sans évoquer une dernière hypothèse, celle d’un soutien actif à la lutte armée. La Main rouge a ciblé des personnes précises – y compris des Français – qui ont aidé directement ou indirectement les fellagas. Farhat Hached aurait été assassiné non pas pour ses activités syndicales, mais pour son rôle de médiateur destourien auprès de la résistance armée[iv]. Même si en 1958 Étienne Burnet a pris efficacement la défense de l’Algérienne Djamila Bouhired, condamnée à mort pour terrorisme, cette prise de position publique humaniste n’implique pas une aide aux maquisards. En revanche, son épouse, l’intrépide Lydia, était une redoutable activiste dans la société civile, quoique sans appartenance partisane connue. Il s’agit là d’une autre histoire qui relève de la spéculation tant qu’on ne dispose pas d’écrits sur le sujet. Quelle est la teneur exacte de l’amitié entre un Tunisien et un Français pouvant justifier à elle seule un attentat de la Main rouge ? Question subtile à laquelle les Archives militaires répondront peut-être un jour.
Le malheur est que Si Chedly Ben Ammar ne se souvient pas d’Étienne Burnet. Sa biographie politique nous laisse un peu sur notre soif. Dans son obsession à réhabiliter la mémoire paternelle, il reprend un schéma chronologique et factuel usagé cherchant plutôt à pondérer des événements connus non à les nier ou à les questionner. En chemin, il néglige le tempo peu exploré d’une l’histoire alternative et humaine qui raconte l’épopée des héros anonymes de la cause indépendantiste. Étienne et Lydia Burnet en font partie. Comme son père, Si Chedly est dans une logique de compromis, de négociation avec les historiens du mouvement national. Paradoxalement, à force de sincère partialité et de preuves froides, il parvient à écorner la citadelle imprenable de l’histoire officielle racontée par les vainqueurs. Il aurait hérité de la graine comme on dit. La saga khaldouniene de la famille entamée il y a un siècle et demi n’est peut-être pas achevée.
[i] Étienne Burnet le Tunisien, itinéraire tourmenté d’un pasteurien philosophe, KA’ Édition, Tunis, 2022.
[ii] Beylicat, KA’ Édition, 2021.
[iii] Tahar Ben Ammar, Homme d’État, la force de la persévérance, Tunis, 2017.
[iv] On ne remerciera jamais assez Si Chedly Ben Ammar de nous avoir rappelé cette activité peu connue du grand patriote.
Laroussi Latifa
Comme il est intéressant de chevaucher le temps et par la mm occasion “découvrir” le docteur Burnet qui ne signifiait pour la plupart de “nous” qu’une rue ou avenue, certes le nom ne peut être qu’illustre, merci d’avoir partagé cette introduction.