Par Hichem Kacem
Écrivain, éditeur et directeur de KA’ Éditions
« Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. »
Jamais un animal n’aura autant occupé l’espace symbolique et imaginaire que l’âne. Présent dans les campagnes comme dans les villes, dans les foyers comme dans les expressions populaires, cet équidé millénaire, domestiqué depuis l’aube des civilisations, a servi l’homme avec constance, endurance et sobriété. Animal du bât et du labeur, il a porté sur son dos les charges que d’autres refusaient d’assumer.
Et pourtant, malgré cette fidélité silencieuse, l’âne demeure l’une des cibles favorites de la satire humaine. On l’invoque, on l’instrumentalise, on l’insulte – non pour ce qu’il est, mais pour ce que certains hommes refusent de voir en eux-mêmes. Car l’animal ne revendique rien ; il subit surtout les projections d’une humanité en mal de lucidité.
« Espèce d’âne », « pauvre âne », « petit ânon » : ces formules, banalisées par l’usage, prétendent qualifier l’ignorance ou la naïveté. Or, l’âne est innocent de ces accusations. Elles relèvent moins de l’observation que de la projection.
A-t-on déjà vu un âne grisé par l’ivresse se lancer inconsidérément dans le danger ? A-t-on vu un âne chuter par excès d’orgueil ?
A-t-on déjà vu un âne confondre agitation et intelligence ?
L’âne avance lentement, certes, mais il avance avec prudence. Il s’arrête lorsqu’il perçoit le danger. Il ne parle pas pour ne rien dire. Et lorsqu’il brait, ce n’est ni par vanité ni par domination, mais par fatigue ou nécessité.
Le Coran lui-même en fait une leçon morale adressée à l’homme :
« Sois modéré dans ta démarche et baisse ta voix, car la plus détestable des voix est celle des ânes. »
Il ne s’agit pas de condamner l’âne, mais bien l’excès humain.
L’idiot, dès lors, n’est pas celui qui avance lentement, mais celui qui accuse sans preuve. Celui qui confond certitude et arrogance. Celui qui se proclame guide, sauveur ou détenteur exclusif de la vérité, tout en refusant le doute et l’examen critique.
L’âne, lui, ne prétend à rien. Il accomplit sa tâche, puis se tait.
Dans la sphère familiale comme dans la vie collective, il révèle des qualités trop souvent négligées : fidélité, constance, mémoire, stabilité émotionnelle. Il se montre protecteur envers les plus vulnérables et refuse d’avancer lorsqu’il perçoit un danger réel. Sa prudence n’est pas de la faiblesse, mais du discernement.
Entre être idiot ou être un âne, mon choix est vite fait. Je choisis d’être un âne.
Car l’âne ne trahit pas. Il ne fanfaronne pas. Il ne confond ni le bruit avec la vérité ni la vitesse avec la justesse.
Entre la voix qui hurle et le pas qui tient, je préfère, sans hésitation, la sagesse de l’âne à l’idiotie de l’homme.